Dire du roquefort que c’est un fromage français parmi les plus célèbres, à pâte persillée et au lait cru de brebis, c’est ne rien dire du tout. Dire que César et Charlemagne s’en seraient délecté, c’est mieux éclairer l’histoire du roquefort. Rappeler qu’il fut la première appellation d’origine contrôlée en 1925 (avec le champagne), c’est se rapprocher un peu plus de la vérité du roquefort. Expliquer que ce fromage a suscité la convoitise d’entreprises multinationales comme Perrier et Lactalis, propriétaires successifs de Société, le plus gros fabricant, c’est approcher la dimension économique du roquefort. Raconter la bluette du berger et de la bergère qui, dans leurs ébats, oublièrent un fromage de brebis et un morceau de pain de seigle dans une grotte de la montagne du Combalou puis retrouvèrent un fromage bleu quelques semaines après, c’est griffonner une gentille légende pour touristes. Rappeler que le roquefort a servi de monnaie diplomatique pour tenter d’enterrer la hache de guerre commerciale entre la France et les USA, au début des années 2000, c’est écrire un autre chapitre à la légende. C’est tout ça, le roquefort !
Il ne faut donc pas s’étonner qu’il ait un tel caractère : une pâte grasse et onctueuse, secouée des éruptions du bleu remontant d’une multitude de petits cratères. Le roquefort, c’est une expérience. Un peu de fromage et beaucoup de très bon pain de campagne au levain. On ne mange pas du roquefort, on le déguste. Et c’est addictif.
Il est vrai qu’il n’y a que de bonnes choses dans ce fromage pas comme les autres : un lait cru de brebis de race Lacaune, élevées avec amour, au grand air, entre Cévennes et Montagne Noire ; du penicillium roqueforti, lui aussi élevé avec amour sur du pain de seigle ; et l’air du causse, frais et humide, qui pénètre dans les caves par les fleurines, ces anfractuosités qui lézardent les éboulis au pied de la falaise du Combalou, dont l’ombre couvre le village de Roquefort sur Soulzon, Aveyron. Tant de poésie dans un fromage à la saveur si puissante…
Hélas ! Les billevesées hygiénistes, alliées à la standardisation du goût par l’ennui et la tristesse, érodent un peu chaque jour le marché autrefois triomphant et international du roquefort. On en mange un peu moins en France, on en vend un peu moins à l’étranger. Sur les sept fabricants de roquefort, les plus gros sont les plus inquiets : Société (10 000 tonnes), Papillon (2 200 tonnes), Les Fromageries occitanes-La pastourelle (2 200 tonnes), Gabriel Coulet (2 000 tonnes), Vernières (1 200 tonnes). Les deux artisans Carles (230 tonnes) et Combes-Vieux Berger (180 tonnes) ne sentent pas trop le vent du boulet. Sont aussi inquiets les 3 000 éleveurs de brebis et les 2 000 salariés des laiteries et fromageries.
Et voilà maintenant que le Nutri-score prétend classer le roquefort comme un aliment mauvais pour la santé pour cause de gras et de sel. Le Nutri-score, cet indice tellement mal foutu qu’il favorise les produits ultra-transformés de la grande industrie agroalimentaire et condamne à peu près tout ce que la gastronomie française produit de meilleur depuis des siècles… Préserver son fromage du Nutri-score, c’est le nouveau combat que doit mener la Confédération générale de Roquefort, cette structure unique en son genre, créée en 1930 et qui réunit dans une belle fraternité les producteurs de lait et les industriels du roquefort.
Le roquefort sera-t-il le plus fort ? Il faut non seulement l’espérer mais aussi le souhaiter. Charlemagne, il y a mille ans, s’en faisait déjà des tartines. Il n’est donc pas déraisonnable de se donner rendez-vous dans mille ans pour une petite dégustation. Mais se pose alors la question : y aura-t-il encore du pain ? Dans mille ans.